Faut-il vraiment retenir les talents ?
Le 15/10/2019 par Claudine Deumié
Il est temps pour les entreprises de cesser de considérer qu’elles « possèdent » leurs collaborateurs.
Retenir les talents est un des mantras actuels des ressources humaines dans le contexte de pénurie de certains profils. Quand j’entends ou quand je lis cette expression, j’imagine aussitôt un manager et un responsable RH tenant chacun fermement le bras d’un salarié pour l’empêcher d’atteindre la porte de sortie de l’entreprise, tout en lui exposant la liste des bonnes raisons pour qu’il reste. Ces raisons, la littérature managériale et les réseaux sociaux en sont pleins. Qualité de vie en entreprise au télétravail, bons de souscription de parts de créateur d’entreprise, politiques sociales très généreuses de certains groupes… Autant de choses qui, d’après mon expérience de DRH, n’ont jamais retenu des gens qui veulent vraiment partir, d’autant que ces politiques de rétention sont collectives quand la motivation du départ est individuelle.
Les talents ne veulent plus être retenus
Plutôt que de mettre en place des incitations dont le retour sur investissement est incertain, les entreprises doivent intégrer dans leurs politiques RH une tendance de fond : les talents des pays occidentaux veulent de moins en moins être retenus, et ce principalement pour deux raisons.
L’évolution du rapport des salariés au travail, et pas seulement chez les millennials (qui sont néanmoins 22% à souhaiter changer plusieurs fois d’entreprise au cours de leur vie selon une étude Viavoice-Manpowergroup). Beaucoup, tout en préférant le salariat, ne se projettent pas durablement au sein d’une entreprise, souvent par souci de variété des expériences ou pour donner un sens nouveau à leur parcours professionnel. Au cours de mes missions, je rencontre de plus en plus de candidats qui, entre 30 et 40 ans, ont travaillé en CDI dans plus de trois à cinq entreprises, et non pas par « instabilité » comme cela aurait été dit il y a encore quelques années, ou suite à des restructurations, mais bien par choix. Ce comportement de « collaborateur-abeille », qui butine d’une entreprise à l’autre pour faire son miel, est de plus en plus fréquent, du moins dans les bassins d’emplois riches en postes.
Le rejet des contraintes inhérentes à toute organisation collective du travail, même non traditionnelle, fût-ce au prix de l’insécurité matérielle. Ce rejet favorise le développement des modes alternatifs d’emploi. Dans sa récente étude sur les travailleurs indépendants, Josh Bersin note qu’ »en Europe, les free-lances représentent le segment du marché de l’emploi qui croît le plus vite ; leur nombre a doublé entre 2000 et 2014. » J’ai pu constater que, parmi les talents les plus convoités actuellement (data analysts, data scientists, etc.), ceux qui ont choisi de travailler en free-lance ne sont souvent pas intéressés par un CDI, mais feront volontiers plusieurs missions pour le même client si la première les a satisfaits.
De la gestion des talents à la gestion des flux de talents
Face à ces évolutions, il est temps pour les entreprises de cesser de considérer qu’elles « possèdent » leurs talents et doivent tout faire pour les garder. Julian Cook, fondateur et CEO de la start-up Howamigoing, explique ainsi : « Mon rôle, en tant que P-DG, n’est pas de retenir mes collaborateurs mais de faire en sorte que, quand ils partent, ils apportent plus de valeur ajoutée au monde que quand ils sont arrivés. » L’entreprise doit donc organiser ce qu’elle ne peut empêcher. Autrement dit, elle doit intégrer la politique de gestion des talents, internes et externes, dans une politique de gestion des flux de talents (entrées, sorties et retours). Car un collaborateur qui part et revient en apportant une nouvelle expérience enrichit l’entreprise, de même qu’un indépendant performant qui travaille avec d’autres sociétés. Encore faut-il les solliciter. Cela permet par ailleurs de compenser le coût des départs en évitant de nouveaux coûts de recrutement et d’intégration (lire aussi l’article : « Mettre à profit les entretiens de départ »).
Organiser les flux de « collaborateurs-abeilles » peut passer par :
– un partage de ressources avec un écosystème d’autres entreprises non
concurrentes, avec une bourse d’emplois et une base de données communes
regroupant des informations sur l’expérience professionnelle, la
performance, les compétences et les souhaits d’évolution des
collaborateurs, afin d’en maintenir une connaissance approfondie ;
– l’entretien de leur lien avec l’entreprise, en mettant en place une
vraie gestion des alumni, à l’instar des grandes écoles ou des grands
cabinets de conseil (newsletters, clubs, événements, etc.), mais en
allant plus loin quant aux informations qui leur sont communiquées et la
capacité à les mobiliser, eux et leur réseau ;
– la facilitation du passage de salarié à free-lance
pour ceux que l’aventure tente, avec un contrat répondant aux intérêts
des deux parties (par le biais, par exemple, d’un statut de client
privilégié pour l’entreprise et d’un pourcentage de temps de travail
garanti pour l’ex-collaborateur).
En ce qui concerne les talents
externes, il s’agit de piloter plutôt que de subir le recours à ce type
de profil. Gérés la plupart du temps par les services achats (pour les
intérimaires présentés par des agences) ou par les managers (pour les
free-lances recrutés par réseau ou via des plateformes), ils sont
généralement exclus des politiques RH. Pour réduire le temps passé à
pourvoir les postes ou les missions et optimiser l’apport des talents
externes, les DRH doivent considérer ces ressources non plus comme une
solution temporaire, mais comme des collaborateurs intermittents dans la
durée (lire aussi la chronique : « Nouvelles formes de travail : un défi pour le management »). Cela implique :
– de bien les connaître, donc de disposer des mêmes informations que
pour les salariés (expérience professionnelle, compétences, types de
missions souhaitées, performance – avec le feed-back des managers ou,
pour ceux qui travaillent en équipes projets, des chefs de projet ou de
certains pairs) ;
– de constituer un vivier de free-lances pour chaque poste ou mission,
mais aussi pour les postes non sous-traités qui pourraient l’être, de
manière temporaire ou à long terme ;
– de développer l’expérience partenaire autant que l’expérience collaborateur,
afin d’être le client privilégié des free-lances, notamment en leur
donnant une visibilité à moyen terme sur les besoins de l’entreprise, en
les incluant dans les communautés d’experts ou en les recommandant aux
entreprises de son écosystème ;
– de favoriser, en cas d’intérêt commun pour cette expérience, le passage de free-lance à salarié.
Les entreprises ont beaucoup à gagner à fluidifier la gestion des talents en anticipant dès le recrutement les sorties potentielles (qu’il faut envisager dès deux à trois ans d’ancienneté dans les métiers sensibles), en organisant les évolutions externes au sein de leur écosystème et en créant des ponts entre les ressources « permanentes » et temporaires : un champ de sourcing élargi, la minimisation du temps de vacance des postes et une image employeur attractive qui les différencie de leurs concurrents.