Télétravail en confinement, attention aux pratiques addictives!
Par Agathe Beaujon le 01.04.2020 à 07h30
Alors que le télétravail pourrait concerner 8 millions de Français en cette période de confinement, l’addictologue Alexis Peschard et l’avocate spécialisée en droit social Jamila El Berry alertent salariés et employeurs sur le risque accru de pratiques addictives engendré par le contexte actuel.
Stress, isolement… le télétravail en confinement peut entraîner un risque accru de développer des pratiques addictives. DAVID GANNON / AFP
Stress, surcharge de travail, isolement social, incertitude… Le télétravail en contexte de confinement n’est pas sans risque, et peut mener à développer des pratiques addictives. Or, le travail à distance n’exonère pas les employeurs de leurs obligations de protection de la santé de leurs salariés. Quels pièges éviter? Comment manager dans ces conditions? Comment repérer les signaux faibles de pratiques addictives?
Une pratique addictive peut être liée à la consommation de substances psychoactives (alcool, cannabis…) ou comportementale (jeux en ligne, achats compulsifs…). L’addiction est une maladie, mais il est question de « pratique addictive » à partir de n’importe quel niveau d’usage. Dans cette période de confinement, tout le monde peut donc être concerné. « Depuis le début du confinement, nous remarquons une hausse des pratiques addictives, voire des rechutes, note Alexis Peschard, addictologue et président du cabinet de conseils GEA. Il peut y avoir des troubles de l’humeur, de dépression, une diminution de l’hygiène de vie, avec un rythme vie-sommeil chamboulé… Ce sont autant de facteurs de développement de pratiques addictives », détaille l’addictologue. Alexis Peschard conseille donc de s’imposer des règles: « ces règles sont celles de la prévention basique, ne pas boire d’alcool tous les jours (même en faible quantité), mais aussi garder un cadre en se levant toujours à la même heure, s’habiller, se laver, et garder des liens sociaux notamment avec le travail. »
« Sortir du déni collectif »
Selon l’INRS, 10 à 20% des accidents du travail sont en outre liés à la consommation de substances psychoactives en temps normal. Or, d’après les ordonnances Macron de 2017, les dispositions en termes d’accident du travail s’appliquent exactement de la même manière en télétravail. Le domicile est ainsi considéré comme un lieu de travail. « L’employeur doit donc mettre en place toutes les mesures de prévention pour éviter qu’un accident n’arrive en télétravail », insiste Jamila El Berry, avocate experte en santé et sécurité au travail. Et ce, y compris la prévention des risques liés aux pratiques addictives.
Une étude a été réalisée par l’institut Elab en novembre 2019, sur la vision des salariés français sur les pratiques addictives au travail. Un travailleur sur deux considérait alors qu’il existait de telles pratiques au travail, et un sur deux se disait en déficit d’informations alors qu’il se sentait concerné par le sujet (addiction d’un collègue par exemple). « La première chose à faire en cas de pratique addictive au travail est de sortir du déni collectif, affirme Alexis Peschard. Mais en télétravail, nous voyons moins les personnes, donc nous sommes moins sensibles aux difficultés des salariés. »
Repérer les signaux faibles
Or, l’entreprise a un rôle fondamental à jouer dans l’identification des personnes en proie à des pratiques addictives. L’addictologue donne donc quelques conseils pour repérer les signes qui doivent alerter: « Il faut voir ce qu’il y a en plus ou en moins chez la personne par rapport à ce qu’on connaît d’elle habituellement ». Les signes « en plus » peuvent être: une excitation, une logorrhée verbale, une surproduction, une sur-sollicitation des collaborateurs et/ou de la direction… Les signes « en moins » sont eux des phénomènes de retrait, d’évitement, de renfermement, un comportement moins jovial, une personne qu’il faut relancer… Pour continuer à repérer ces signaux faibles, Alexis Peschard encourage donc les visioconférences plutôt que les simples coups de téléphones, puisque des signes physiques peuvent aussi alerter: fatigue, renfermement, négligence, agitation… L’avocate recommande elle aussi d’avoir des échanges fréquents avec les salariés.
Afin de se prémunir de tout risque pour le salarié comme l’entreprise, Jamila El Berry encourage par ailleurs les employeurs à s’assurer que les salariés sont bien informés des règles d’hygiène et sécurité. « Dans les grands accords de télétravail, il peut y avoir la désignation d’un tuteur ou un numéro dédié aux questions liées au télétravail », observe-t-elle. S’il existe une charte de télétravail au sein de l’entreprise, il peut être bon de la redistribuer à tout le monde. « Sinon, l’employeur peut rappeler les règles applicables en termes de santé et sécurité du règlement intérieur, notamment en ce qui concerne la consommation d’alcool sur le lieu de travail », conseille l’avocate en droit social.
Sensibiliser les managers
Garder le lien avec un télétravailleur ne doit néanmoins pas être synonyme de contrôle accru des managers. Ces derniers peuvent au contraire jouer le rôle de précieux lanceurs d’alerte et de préventeurs sur ces questions de pratiques addictives. D’où l’importance de bien les sensibiliser aux bonnes pratiques et règles du travail à distance dès le départ. « Le cadre légal du télétravail impose des modalités de contrôle du temps et de la charge de travail », rappelle l’avocate. Les managers ne peuvent pas déroger aux accords collectifs ou à la charte de télétravail si elle existe. Il n’est par exemple pas possible d’appeler un collaborateur à 23 heures, sous prétexte d’éviter l’interruption des enfants. Le domicile devient le lieu de travail habituel donc il n’y a pas de raison de déroger au cadre de travail habituel. Sinon dans quelques mois nous aurons une multiplication des burn-out et accidents du travail en lien avec des dépressions », avertit Jamila El Berry.
« Une situation exceptionnelle ne justifie pas tout. Le manager ne peut pas demander aux parents de travailler le soir en horaires décalés. Ce serait faire une journée et demie, génératrice de stress, de risques psychosociaux, qui sont là encore des facteurs de risque de développement de pratiques addictives », renchérit Alexis Peschard.c « Nous conseillons aux entreprises de maintenir un cadre, de pérenniser le lien avec les salariés avec des interactions régulières, et nous incitons à rappeler le cadre légal », résume finalement Jamila EL Berry, tandis qu’Alexis Peschard conclut sur deux mots d’ordre aux managers : écoute et bienveillance.